Damon Hill, l'anti-fils à papa - Les grands récits 2018 - Formule 1
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Damon Hill, l’anti-fils à papa – Les grands récits 2018 – Formule 1


LES GRANDS RECITS – Graham Hill est une légende du sport automobile. Vainqueur des 24 Heures du Mans, des 500 Miles d’Indianapolis et double champion du monde de Formule 1, l’Anglais à la moustache a laissé une empreinte indélébile. Son fils, Damon, a suivi ses traces. Mais c’est un sinueux chemin, doublé d’un long travail de deuil, celui du père disparu, qui l’a hissé jusqu’aux sommets.

Le monde du sport est à l’arrêt mais Les Grands Récits continuent. Nouveau mois et, à compter de ce mardi, nouvelle thématique baptisée Itinéraires d’enfants pas gâtés. Retour sur le destin de champions qui ont tous dû surmonter des épreuves de nature diverse dans leur jeunesse. Dans ce premier volet, l’histoire de Damon Hill. Champion du monde de Formule 1 en 1996, le pilote britannique avait alors rejoint au palmarès son père, Graham, véritable légende du sport automobile. Un père mort dans un accident d’avion alors que Damon n’avait que 15 ans.

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Episode par épisode, l’intégrale des Grands Récits

Cette fois, il est le roi. Avec les honneurs futiles dus à son rang. Damon Hill est venu à New York en Concorde. Un voyage express d’à peine vingt-quatre heures. Taxi direct depuis l’aéroport JFK vers les studios de CBS, pour une apparition de quelques minutes dans la célèbre émission, TheLate Show. Né à… Indianapolis, David Letterman, son présentateur vedette, est un dingue de sports mécaniques. Alors il a tenu à inviter le tout nouveau champion du monde de Formule 1.

Letterman parle au pilote britannique de sa saison, lui lance un « respect« , le bombarde de questions sur la mort d’Ayrton Senna. Hill fait bonne figure, puis Letterman sort une immense photo : « Et ce gars-là, ce n’est pas la grande classe ? Il a été champion du monde quoi, deux fois, trois fois ? » « Deux, seulement, précise l’invité. Mais il a aussi gagné les 500 miles d’Indianapolis, dès sa première participation. » C’est même le seul pilote de l’histoire à avoir remporté Les 24 Heures du Mans, Indianapolis et le titre mondial en F1.

Graham Hill (1929 – 1975)

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Malgré sa réplique, il est pris au dépourvu. L’homme sur la photo, c’est son père, Graham Hill. Une légende. Une ombre qui ne cesse de le rattraper. « Je n’étais pas préparé pour cela, avouera Damon en 2016 dans son autobiographie, Watching the Wheels. J’avais envie de dire : ‘Salut, papa. Je ne m’attendais pas à te voir ici.’ Cela ne me dérangeait pas, je comprenais pourquoi Letterman le faisait, mais c’est alors que je compris que ce serait toujours le cas. Graham Hill était une immense star et il avait fait plus, mieux et avant moi. Impossible d’y échapper, même pour un champion du monde nouvellement couronné. » On ne se soustrait pas à une ombre, surtout aussi imposante.

Né un 17 septembre, comme Stirling Moss

Un mois plus tôt, le 13 octobre 1996, Damon Hill est donc devenu champion du monde. A Suzuka, l’Anglais a décroché au volant de sa Williams-Renault sa 8e victoire de la saison, repoussant les assauts de son jeune coéquipier et rival numéro un, Jacques Villeneuve. En tête du classement pilotes d’un bout à l’autre du championnat, son titre est incontestable. A 36 ans, Damon rejoint Graham au palmarès. Pour la première fois dans l’histoire de la Formule 1, un fils accompagne son père dans le livre d’or.

Celui qui ignorerait tout de l’histoire des Hill, celle du fils surtout, aurait pu croire ce jour-là qu’un destin tout tracé venait de s’accomplir. Un père pilote, star, champion du monde. Un fils qui suit ses pas. Sans doute avec un coup de pouce paternel pour avoir embrassé la carrière. Quand on est le rejeton d’un des plus fameux pilotes de tous les temps, tout doit être plus simple. Cette histoire-là, celle du fils à papa, ne peut pourtant être plus éloignée de celle de Damon Hill.

Le fils de Graham Hill est né en 1960. Le 17 septembre, comme Sir Stirling Moss trente-et-un an plus tôt. « J’ai la même date anniversaire que lui, à défaut de son talent« , plaisantera souvent Damon. Sur le papier, glacé si possible, l’enfance du jeune Hill a tout du conte de fées. Et d’une certaine manière, c’en est un. Les années 60 sont celles de la fortune et de la gloire pour son père, sacré champion du monde en 1962 et 1968 et vainqueur des 500 miles en 1966.

« J’avais beaucoup de chance, c’est vrai, concède Damon Hill. On ne manquait de rien. Tout souriait à mes parents, je me trouvais au cœur de tout cela et je m’en imprégnais. » La grande propriété de Lyndhurst (où Damon va vivre « quatre années idylliques et magiques« ), les vacances à Kitzbühel ou au Maroc, les écoles privées bien cotées, les stars à la maison, comme Sean Connery, un ami proche de la famille, voilà le cadre dans lequel il grandit.

Damon Hill et son père, Graham, en 1962.

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La mort plane sur l’enfance

Deux voiles surplombent pourtant les quinze premières années de sa vie. Sa relation complexe avec son père, d’abord. Souvent absent, de par la nature de son métier, et pas toujours d’une affection débordante lors de ses moments de présence. A la naissance, baby Damon contracte une jaunisse et une infection à un œil. Quand Graham le voit pour la première fois à la maternité, il lance à sa femme : « Ça ne peut pas être le mien. On dirait un Chinois. » Le ton était donné. « Il avait très bon cœur et c’était quelqu’un de généreux. Mais je crois qu’il avait du mal à exprimer certains sentiments« , dit Hill de son père dans son autobiographie.

Grandir avec une figure paternelle considérée comme une des légendes de son temps constitue une forme de poids. Dans le cas de Damon Hill, ce fardeau s’est doublé de l’ombre de la mort. La compétition automobile, dans les années 60, vire parfois au carnage. Les champions vivent avec. Les familles aussi. Damon, ses sœurs et sa mère ont grandi dans la crainte de voir un père ou un mari laisser sa vie sur un circuit.

1967 : Damon Hill, à 7 ans, assistant au Grand Prix de Grande-Bretagne à Silverstone.

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A cet égard, deux épisodes sinistres ont particulièrement marqué son enfance. Il a huit ans quand, en regardant la télé, un flash d’informations annonce la mort de Jim Clark à Hockenheim. Un choc pour tout le pays, mais d’une nature différente pour le fils de Graham Hill. Il connaissait Clark, avait joué avec lui dans son jardin. Quand il appelle sa mère pour la prévenir de la funeste nouvelle, celle-ci se met à hurler.

Trois ans plus tard, installé dans les tribunes de Brands Hatch avec sa mère et sa sœur ainé Brigitte, il assiste en direct à l’accident fatal du pilote suisse Jo Siffert. La mort n’aura cessé de roder. A chaque fois, on lui cache les yeux ou on le sort du salon quand elle frappe à la télé. Mais on ne peut le protéger pleinement d’une forme d’Etat de siège de la peur. La question le hante : et si mon père était le prochain ? Alors quand, en août 1975, Graham tourne définitivement le dos à sa carrière de pilote automobile, la famille Hill respire. Elle a échappé à la faucheuse.

Les inoubliables fêtes de Lyndhurst. Ici, Graham et Damon Hill poussent Jim Clark, installé dans un drôle de bolide. Bette Hill, à droite, lève son verre de champagne.

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Le 29 novembre 1975

Jamais à court d’un projet et d’une nouvelle montagne à gravir, Graham Hill décide de se consacrer à fond à l’écurie qu’il a fondée en 1973. Le double champion du monde rêve d’imposer Embassy-Hill au centre du jeu face à Ferrari, McLaren ou Brahbam. La route sera longue, Hill le sait, mais la saison 1975 s’avère plutôt encourageante avec l’émergence du grand espoir britannique Tony Brise, titularisé en cours d’année. Entrepreneur, patron d’écurie, mentor, voilà la substance du nouveau frisson de Graham Hill.

Samedi 29 novembre 1975. L’équipe Embassy-Hill boucle une série d’essais de la nouvelle GH02 sur le circuit Paul-Ricard du Castellet, dans le sud de la France. Le vendredi, Tony Brise a été victime d’un spectaculaire accident, heureusement sans conséquence. Graham Hill n’avait initialement prévu de rentrer que le dimanche mais, dans l’après-midi, il appelle sa femme pour la prévenir qu’il sera de retour dans la soirée.

Graham Hill et Tony Brise au Nürburgring, en août 1975.

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A 17h47, Hill fait décoller de Marignane son avion privé, un Piper Aztec. C’est un pilote expérimenté, avec plus de 6000 heures de vol derrière lui. Il utilise son jet pour tous ses déplacements professionnels, pour aller de circuit et circuit, et la famille Hill part en vacances avec. Tout le gratin de l’équipe a pris place dans l’avion : Tony Brise, le manager d’Embassy-Hill Ray Brimble, le designer Andy Smallman et les mécaniciens Terry Richards et Tony Alcock.

C’est une de ces sinistres soirées de novembre, froide, grise et humide. Un épais brouillard nappe les côtes et la campagne anglaise. Malgré tout, le Piper, dont l’indicatif de vol est N6645Y, ou 45 Yankee, est sur le point d’atteindre sa cible, l’aérodrome d’Elstree, au nord de Londres. Les aiguilleurs ont proposé Luton, où la météo est un peu meilleure, mais Hill et ses passagers ont laissé leurs voitures à Elstree. Pas question d’atterrir ailleurs.

Entre 21h19 et 21h25, Graham Hill échange à trois reprises avec le contrôle aérien. A 21h29, le contrôleur entend « 45… » puis un bruit. On supposera, après coup, que c’est à cet instant que l’avion a heurté les arbres. Il va s’abimer sur le parcours du golf d’Arkley, sur le trou numéro 2. A moins de huit kilomètres de l’endroit où il aurait dû se poser.

L’épave du Piper de Graham Hill après l’accident du 29 novembre 1975.

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« Maman, il y a eu un flash info… »

A Lyndhurst, la famille Hill attend le retour de Graham. Des amis sont venus dîner à la maison. Damon regarde la télé. Vers 22 heures, un flash interrompt brièvement le programme, annonçant qu’un avion privé s’est écrasé sur le golf d’Arkley à côté de l’aérodrome d’Elstree. L’adolescent revit alors puissance 1000 la scène qui lui apprit la mort de Jim Clark quand il était enfant. Aucun nom n’a été donné à la télé, mais il a compris, instinctivement. Dans son autobiographie, il a posé des mots sur ces quelques minutes qui allaient chambouler le reste de son existence :

La simple mention du mot ‘Elstree’ associé à ‘avion léger’ suffit à déclencher une alarme dans ma tête. Le sang me monta progressivement aux joues, et un sifflement aigu se mit à résonner dans mes oreilles sous la pression croissante d’une nouvelle réalité. Papa devait rentrer ce soir-là. (…) Dès l’instant où j’entendis ce flash, je fus emporté sur un tapis roulant vers un lieu où je ne voulais pas me rendre et où je n’avais pas demandé à aller. Les événements prenaient le contrôle de ma vie et c’était une sensation absolument terrifiante. J’avais beau me croire grand, j’allais être renvoyé au stade d’enfant impuissant devant une réalité accablante, et je n’étais pas encore armé pour l’affronter.

A cet instant, Damon est le seul dans la maison à savoir, ou à pressentir, ce qui revient au même. « Peut-être avais-je tiré des conclusions trop hâtives, c’était possible, mais au fond de moi, je savais, poursuit-il. Je le savais, aussi vrai que je savais que j’étais vivant, et j’éprouvais une peur comme je n’en avais jamais connu. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. »

Alors qu’il se demande comment prévenir sa mère avec ses mots de gamin de 15 ans, le téléphone sonne. Un premier journaliste appelle pour avoir une réaction Bette Hill. Elle croit un instant à un canular. Jusqu’à ce que son fils, livide, ne vienne la voir : « maman, il y a eu un flash info… Il y a eu un accident d’avion. Ça pourrait être papa… » Pour qualifier la suite de cette soirée, Damon Hill parle du « règne du chaos. »

Graham et Bette Hill, juillet 1975.

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Les Hill avaient baissé la garde

En 2016, dans un entretien au Guardian, il évoquera la disparition de son père comme une « bombe nucléaire émotionnelle« . La cruauté se double d’une ironie, car la mort a frappé au moment où ses proches y étaient le moins préparés. « Il venait juste de prendre sa retraite, rappelle-t-il, alors ma mère, mes sœurs et moi avions baissé la garde après nous êtres attendus au pire pendant toutes ces années. Pour cette raison, sa disparition nous est apparue plus brutale encore. »

Dans un registre plus personnel, l’accident mortel de son père fut d’autant plus douloureux qu’il s’était rapproché de lui. La complicité entre le double champion du monde et son seul fils s’était renforcée. Jamais il n’avait eu autant besoin de lui et envie de développer cette relation.

Damon Hill en 1976, quelques mois après la mort de son père.

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« On commençait à faire des choses ensemble et à faire des blagues ‘viriles’« , écrit-il. Enfin, il « profitait » de son père : « Mon vrai privilège, ce ne fut pas la richesse, la célébrité ou les vacances. Ce fut d’avoir Graham Hill pour père et d’avoir appris directement de lui ce qu’était la vie, comment s’y prendre et aller vers les autres. Mais on lui avait demandé de payer la note. »

Son père était à la maison, enfin, le danger semblait écarté, et la mort débarque. La vie lui infligeait un rire sardonique, tendant le bonheur de la main droite pour mieux le gifler de la gauche. Ce ne fut pas la dernière fois. D’autres moments phares de son existence s’accompagneront d’un voile plus ou moins douloureux. Comme l’arrivée de son premier enfant. Une joie immense pour un jeune couple. Le lendemain de la naissance, on leur annonçait que le petit Oliver souffrait de Trisomie 21.

« La mort de mon père m’a obligé à affronter la vie, quoi qu’il arrive »

Plus tard, dans sa carrière de pilote, alors qu’il commençait tout juste à prendre ses aises en Formule 1, la mort d’Ayrton Senna à Imola, dont il était le coéquipier chez Williams, allait le plonger dans un profond désarroi et lui imposer des responsabilités qu’il n’était pas forcément prêt à appréhender aussi vite. Quant à sa campagne de rêve en 1996, celle qui le conduira vers le titre de champion du monde, elle sera partiellement gâchée lorsque, en pleine saison, il apprend qu’il ne sera pas conservé chez Williams.

Damon Hill écoute religieusement Ayrton Senna, deux semaines avant le drame d’Imola.

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Bien sûr, tous les coups durs ne se valent pas sur l’échelle de la vie, mais cette dualité du bonheur et des épreuves a collé aux basques de Damon Hill. Peut-être est-ce pour cela qu’après sa retraite sportive en 1999, il disparaitra durant plusieurs années de la vie publique, sombrant dans une profonde dépression. « La course automobile vous happe, vous entraîne dans une centrifugeuse, a-t-il expliqué. Une fois que j’en suis sorti, tout ce que j’avais accumulé, tout ce que j’avais enfoui est ressorti. »

Sa fierté sera toutefois d’avoir absorbé au mieux grands drames et petites contrariétés, même s’il lui a fallu attendre la cinquantaine pour les digérer définitivement et devenir un père, un mari, un homme et un ancien champion apaisé. « La mort de mon père m’a obligé à affronter la vie, quoi qu’il arrive, dit-il. Par exemple, quand Oliver est né, ce fut un choc d’apprendre qu’il souffrait du syndrome de Down (le nom de la trisomie 21 au Royaume-Uni, NDLR), mais au fond, ça ne changeait rien pour moi. »

Le temps des vautours

Parfois, il s’est pourtant senti enseveli. Mais jamais autant qu’à la mort de son père. Si les emmerdes volent toujours en escadrille, la disparition de Graham Hill en fut une parfaite illustration. Le chagrin se serait suffi à lui-même, mais il ne sera pas l’unique fardeau à porter pour sa veuve et ses enfants.

Dix mois après l’accident, le rapport d’enquête sur les circonstances de l’accident est publié. Il ne détermine pas avec certitude ses causes, même s’il conclut à une erreur probable du pilote. Graham Hill aurait, en raison du brouillard, mal apprécié l’altitude et amorcé trop tôt sa descente, même si beaucoup de doutes demeurent.

Ce que l’enquête administrative va en revanche très vite révéler avec certitude, c’est que Graham Hill n’était pas en règle. Son certificat de navigabilité avait expiré. Il pilotait d’une certaine manière sans permis et le contrôle technique de l’avion n’était pas à jour. Si elle ne remettait pas en cause ses qualités de pilote (de l’avis de tous, il était prudent et sérieux), cette double négligence administrative allait bouleverser matériellement la vie de sa femme et de ses enfants en plus du chambardement émotionnel provoqué par sa mort.

Graham Hill aux commandes de son Piper Aztec en avril 1975.

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Les familles des autres victimes de l’accident décident de se retourner contre les Hill. Les compagnies d’assurance refusant de verser la moindre indemnité à cause des défauts administratifs, Bette Hill doit se séparer de tous ses biens pour payer les frais. La famille déménage et quitte la propriété de Lyndhurst. Avant le départ, les huissiers embarquent tout ce qui peut l’être. Un souvenir pénible pour Damon Hill :

La maison fut envahie par les vautours, comme je les percevais à l’époque, pour une vente aux enchères genre ‘Liquidation totale !’ Tout ce que mon père avait accumulé à la sueur de son front et au péril de sa vie fut emporté : les sculptures de David Wynne. Ses peintures à l’huile, ses fusils Holland & Holland et tout objet de valeur susceptible d’être vendu, le plus grand étant, bien sûr, notre maison de Lyndhurst. J’avais l’impression que nous étions ces animaux écrasés sur les routes, quand tous les corbeaux viennent plonger leur bec pour arracher le meilleur morceau. »Qu’est-ce qui est cramé et pend aux arbres ? Graham Hill ! »

Outre la peine et l’absence, Damon Hill vit mal la déconsidération sociale. Pas tant pour lui que pour sa mère. « Bien sûr, raconte-t-il, toutes les fêtes et les invitations en société cessèrent. Plus personne n’était là pour accompagner ma mère et il était manifeste que celui qu’on voulait, c’était Graham. On ne pouvait pas combler ce vide. »

Il ne supporte pas davantage les cérémonies et autres manifestations publiques destinées, surtout les premiers mois après la mort de son père, à rendre hommage à la légende disparue. « J’avais l’impression d’être poussé de force dans cette place libre, écrit-il encore. ‘Désolé, Graham Hill ne pouvait être là aujourd’hui, mais nous avons sa veuve et ses orphelins’. »

Face à ce drame, Damon Hill va se blinder. Il étouffe ses sentiments pour ne pas se laisser bouffer par eux. Même la cruauté ne l’atteint pas, au moins en apparence. Il a raconté comment, un an après la mort de son père, il s’est retrouvé dans une fête. Au fil d’une discussion, un garçon, ignorant qu’il était le fils de Graham Hill, lui pose une devinette macabre : « Qu’est-ce qui est cramé et pend aux arbres ? Graham Hill ! » Damon a souri, peut-être même ri, pour donner le change. « J’avais appris à ne pas souffrir« , dit-il. Une illusion, bien sûr, qui lui pètera à la gueule un quart de siècle plus tard, après sa carrière.

La mort de son père a évidemment défini l’homme qu’il est devenu. De façon tragique, elle lui a aussi ouvert une voie, comme il l’a expliqué en 2016 : « Je vénérais mon père, mais quand il est mort, ce projecteur qui nous éblouissait tous s’est éteint et j’ai pu devenir moi-même. Oui, cela a constitué une forme de libération. Je n’avais plus à me soucier de ce que mon père approuve ou n’approuve pas mes choix ou ce que je faisais. C’était une sensation complexe de liberté, au prix de sa vie. »

Septembre 1980 : Damon Hill au temps de la moto.

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La moto, « c’est beaucoup plus excitant »

A la sortie de l’adolescence, le jeune Hill trouve deux échappatoires, la musique et la moto. En pleine période punk nihiliste, il fonde un groupe de rock, les Hormones (initialement baptisé… Sex Hitler and the Hormones) dont la carrière se résumera à un concert devant une assistance vide.

Mais sa véritable passion, c’est la moto. A 18 ans, il plaque les études pour s’y consacrer. Damon se rêve en nouveau Barry Sheene, son héros. Pour se payer ses bolides, il trime dur. Il se fait coursier, livreur de journaux ou travaille comme ouvrier dans le bâtiment et met de côté chaque centime. A 20 ans, pour se rendre sur ses premières courses, il emprunte la Ford Fiesta orange de sa mère et trimbale son bolide dans une remorque. C’est le temps de la débrouille, et il ne sera pas éphémère.

Ses premiers pas sont laborieux, malgré quelques éclaircies. En 1981, il participe aux Yamaha Pro/Am Series, mêlant professionnels et amateurs comme Damon Hill. La présence du fils de l’ancien double champion du monde de F1 intrigue les médias. A Donington, il donne même une interview à la BBC, dans laquelle il explique avoir choisi les deux roues plutôt que les autres « parce que c’est beaucoup plus excitant. »

Pourtant, en 1983, l’Anglais effectue ses premiers pas dans une monoplace, en rejoignant la filière Elf. Les deux années suivantes, il mène une triple vie : coursier la semaine, pilote moto le samedi, et pilote auto en Formule Ford le dimanche. Vainqueur du championnat de Brands Hatch sur deux roues, il commence tout doucement à se faire un prénom.

George Harrison, bienfaiteur et père de substitution

Mais dans ce milieu, sans argent, vous n’êtes rien. Au milieu des années 80, déterminer à franchir le cap pour se consacrer à la course automobile, Damon Hill cherche des sponsors. Un fiasco. « Trouver l’argent, négocier, m’occuper des relations publiques, j’ignorais tout de ces choses, avoue-t-il. Je ne pigeais rien à ce côté commercial. J’écrivais, je téléphonais, je me vendais autant que me m’en sentais capable, mais ça ne donnait rien.« 

Pour se lancer en Formule 3, il lui faut trouver 150 000 livres. Une vraie petite fortune. Faute de sponsors, il va s’endetter, et endetter sa mère, en débloquant le fonds de survie de la famille Hill pour rembourser un emprunt de près de 100 000 livres. Il rajoute ses dernières économies personnelles dans la balance et c’est un soutien inattendu qui va lui permettre de boucler son budget.

Novembre 1983 : Damon Hill à Brands Hatch, en Formule Fort, avec sa mère, Bette, et sa petite amie et future femme, Georgie.

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Un soir, le téléphone sonne chez les Hill. C’est Georgie, la copine et future femme de Damon, qui décroche. George Harrison est à l’appareil. Moment surréaliste. Amoureux de F1 et de sports mécaniques en général, sensible à l’histoire personnelle et à la détermination du fils de Graham Hill, l’ancien Beatle souhaite rencontrer Damon. Coup de cœur réciproque. George et son épouse, Olivia, vont alors décider de prêter la somme restante au jeune pilote.

Quand il sera riche et installé en F1, Hill voudra les rembourser, ce que les Harrison refuseront. « Damon est un grand champion, mais c’est surtout un grand champion en tant qu’être humain« , saluera George Harrison en 1996 lorsque Hill deviendra champion du monde. « Avec le temps, avoue Damon dans son livre, j’en vins presque à les considérer comme des parents d’adoption. Leur soutien me redonna confiance dans le bon côté de la nature humaine, qui avait brillé par son absence après l’accident de mon père. » George Harrison décèdera en 2001. Un 29 novembre. Comme son père.

Williams, la chance d’une vie

La route sera encore longue jusqu’au saint des saints. Comme le reste de sa trajectoire, son parcours en Formule 3 puis en Formule 3000 s’avère chaotique. Jamais au bon endroit au bon moment. En 1991, à 31 ans, Damon Hill n’a pas décroché la moindre victoire en F3000. Fin 1990, il a regardé à la télé le dénouement de la saison à Suzuka, où Senna a balancé Prost pour décrocher son deuxième titre. Qui peut alors imaginer que, bientôt, il sera l’équipier de l’un et de l’autre et que, dans six ans, il sera champion du monde ?

1993 : Damon Hill coéquipier d’Alain Prost chez Williams.

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Sa chance, Damon Hill va la saisir en devenant pilote d’essais pour Williams. Au volant de ce qui sera très bientôt la meilleure monoplace du plateau, il acquiert dans ce travail de l’ombre expérience et confiance. Fin 1992, Nigel Mansell, tout juste sacré champion du monde, décide de partir en Indycar. Frank Williams a besoin de titulariser un pilote aux côtés d’Alain Prost, qu’il vient de recruter pour la saison 1993. Là, enfin, Hill va savoir se vendre.

Il se rend à ses frais à Adélaïde, scène du dernier grand prix de l’année, se colle sous le nez de Williams et de Patrick Head, co-fondateur de l’écurie et concepteur de la voiture. Sa façon à lui de faire acte de candidature. Hill a des milliers de tours de piste derrière lui dans le baquet de la Williams et il a disputé ses premières courses en F1 avec Brabham, à Silverstone et en Hongrie. Il va les convaincre.

Un dauphin chez les requins

Selon ses propres mots, Damon Hill aura avancé dans ce milieu « à une vitesse d’escargot. » Avec une famille à charge et un emprunt à rembourser. « Dix ans de perdus, c’est long en sport, dit-il. Mon approche de ce métier est unique. Je n’ai pas piloté une seule monoplace avant mes 24 ans, à l’âge où la plupart de mes adversaires avaient déjà une expérience en F1. Je pense que c’est difficile de mesurer à quel point il est compliqué de percer dans ce milieu quand on démarre aussi tard que moi.« 

Était-il d’ailleurs vraiment fait pour la Formule 1 ? Peu avant sa mort, son père en doutait. A un journaliste qui lui demandait si son fils suivrait ses traces, Graham Hill avait répondu : « Non, Damon est trop intelligent et trop gentil pour la F1. » Passionné d’art, de philosophie et de littérature, Damon n’a jamais été obsédé par la réussite, encore moins dans ce milieu. Toute sa carrière, on le dira trop gentleman, pas assez agressif et mordant. Un dauphin chez les requins. « En F1, estime l’Anglais, il faut, c’est vrai, être déterminé à bouffer l’autre et je n’étais pas comme ça. » Jamais il ne sera prêt à pousser un adversaire hors de la piste pour parvenir à ses fins.

La presse, qui ne va pas l’épargner, ne cessera de douter de lui. Parce que son parcours est atypique. L’homme est apprécié pour son humour so british et souvent dévastateur. Comme quand un journaliste inconvenant lui demande combien de fois par semaine il fait l’amour. « Aussi souvent que ma femme, j’espère« , réplique-t-il. Mais le pilote, lui, doit sans cesse convaincre les sceptiques et balayer les idées reçues : Si Hill est arrivé chez Williams, c’est parce qu’il était le fils de. Blessé par ses critiques, souvent, il les encaisse, toujours. « Je les remercie, même, c’est grâce à eux que je suis devenu champion du monde« , finira par répliquer Damon Hill.

Damon Hill en 1993 chez Williams.

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« Aux Hill, passés, présents et futurs »

Avant cela, le 15 août 1993, sur le circuit du Hungaroring qui lui sourira si souvent, il recueille les fruits de son drôle de parcours. Après un début de saison difficile, le rookie pas comme les autres se libère et se hisse peu à peu au niveau d’Alain Prost. A Silverstone et Hockenheim, il a frôlé sa première victoire. Sur le tourniquet de Budapest, il va s’imposer avec plus d’une minute d’avance sur Ricardo Patrese.

Trente-quatre ans après la dernière victoire de son père, il intègre lui aussi le cercle des vainqueurs en F1. « Il avait fallu un peu moins de dix ans pour passer de novice sans espoir à vainqueur de Grand Prix. Après tant de serrements de cœur, j’avais enfin réussi. » En conférence de presse, il dédie sa victoire « aux Hill, passés, présents et futurs.« 

Au fond, c’était peut-être son destin : « J’ai mis longtemps à m’en convaincre, mais il était sans doute inévitable que je devienne pilote de F1 comme mon père. » Damon Hill se demande parfois ce qu’aurait été sa vie s’il n’avait pas perdu son père à 15 ans. S’il serait devenu pilote de F1. Il en doute. « Sa disparition a généré en moi une motivation, un désir de réussir, quoi qu’il en coûte, et je ne pense pas que j’aurais eu la même flamme s’il avait été là« , avouait-il à la BBC en 2015, pour les quarante ans de l’accident fatal.

Ce fut un poids, souvent. « Être comparé à lui sans cesse n’était pas évident, admet-il. Exercer le même métier que votre père en sachant qu’il a été une grande figure dans son domaine, c’est parfois lourd à porter. » Pourtant, Damon en est convaincu, même s’il ne l’a compris qu’après coup, c’était là le seul moyen de « retrouver » Graham : « Je crois que, d’une certaine manière, en devenant pilote moi aussi, en ressentant ce qu’il a pu ressentir et éprouver, ça m’a rapproché de lui. J’ai eu l’impression de le comprendre davantage. » C’était peut-être cela, le véritable sens de cette quête pas comme les autres.

Damon Hill.

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